1989 à Berlin, vue du quai d’Orsay

samedi 15 décembre 2018
par  Julien Daget
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La « chute du mur de Berlin » le soir du 9 novembre 1989 surprend tout le monde ; au quai d’Orsay, siège du ministère français des Affaires étrangères, le personnel essaye de se faire une idée de la situation à partir des télégrammes venant des ambassades.


Berlin, le 10 novembre 1989
10 h 13

« Ouverture » du mur de Berlin
Ce n’est qu’après avoir entendu les commentaires qui étaient diffusés à l’Ouest de l’annonce faite par M. Schabowski [1] que les Berlinois de l’Est ont, cette nuit, avec trois heures de décalage, donné l’interprétation la plus libérale possible à la réglementation sur les sorties et visites annoncée hier soir par les autorités est-allemandes, négligeant les aspects administratifs restrictifs qu’elle contient. Toute la nuit, la population est passée à pied et en voiture d’un côté à l’autre du Mur, le plus souvent pour une simple promenade chargée d’émotion.

Les fonctionnaires de l’Est, manifestement dépassés et sans instructions pour faire face à l’événement, ont laissé faire, et ce n’est que vers trois heures du matin, selon les témoins oculaires de l’ambassade, que la police a de nouveau pris position porte de Brandebourg, faisant refluer en douceur les quelques centaines de personnes qui, de ce côté-ci, avaient occupé la place qui entoure la porte de Brandebourg, habituellement interdite d’accès.

Combien de temps cela va-t-il durer, et l’interprétation populaire va-t-elle définitivement prévaloir sur la lettre du texte ?

Ce matin, ADN [2] publie un communiqué du ministère de l’Intérieur qui annonce que le service des passeports et de l’enregistrement de Berlin sera ouvert à partir de 8 heures et rappelle que les demandes d’établissement des passeports et des visas peuvent y être déposées.
En outre, depuis 0 h 30, la section des passeports et des visas de la direction de la Police était ouverte pour permettre le traitement des demandes de visa.
Le communiqué précise qu’il sera délivré un visa avec plusieurs sorties et entrées valable six mois sur présentation d’un passeport.
Un visa sur la carte d’identité sera également délivré au seul vu de celle-ci aux citoyens non encore titulaires d’un passeport.
Le communiqué ajoute que les formalités seront simplifiées et rapides.

Un autre communiqué du ministère de l’Intérieur a précisé à 6 heures du matin que le régime exceptionnel de la nuit était temporaire et avait eu pour but d’éviter la confrontation.

L’important pour les autorités de RDA est de maintenir l’idée qu’il existe toujours une frontière entre les deux États allemands et entre les deux parties de Berlin.

Télégramme de Joëlle Timsit (ambassadeur de France à Berlin) à Roland Dumas (ministre des Affaires étrangères).


Bonn, le 10 novembre 1989
11 h 35
Ouverture de la frontière interallemande
La RFA est encore ce matin sous le choc de l’ouverture de la frontière interallemande. La nouvelle a été annoncée hier au Bundestag par M. Seiters, qui a parlé de « moment historique » et déclaré que « l’aspiration à la liberté avait triomphé de la contrainte ».

Le Chancelier a décidé d’interrompre pour vingt-quatre heures son voyage en Pologne [3].

L’effet de surprise est considérable : si tout le monde spéculait depuis plusieurs semaines sur la disparition du Mur, on ne s’attendait pas pour autant à ce que Berlin (Est) prenne aussi rapidement des mesures en ce sens.
Le comte Lambsdorff, exprimant le sentiment le plus largement partagé, a déclaré : « Il s’agit de la fin de facto du Mur et du rideau de fer. »
Plus réaliste, Mme Wilms a fait remarquer que « l’ouverture des frontières ne pouvait remplacer des réformes de fond et des élections libres ».

On ne dispose encore que d’estimations partielles sur les entrées aux différents points de passage au cours de la nuit. Beaucoup d’Allemands de l’Est se sont certes rendus en RFA, mais il semble que pour certains d’entre eux la curiosité l’ait emporté, et que des retours aient eu lieu.

Télégramme de Serge Boidevaix (ambassadeur de France à Bonn) à Roland Dumas.


Berlin, le 10 novembre 1989
18 h 20
Situation intérieure en RDA
Par un temps magnifique, Berlin (Est) continue avec sérieux de vivre une fête. Le déferlement se poursuit vers tous les points de passage, où l’on se présente à pied ou en voiture avec les enfants, mais le plus souvent sans bagage, avec apparemment la seule intention d’aller voir « l’autre côté ». Pittoresque est l’accueil enthousiaste que réservent à Bornholmer [4] aux visiteurs les femmes turques voilées. Les forces de l’ordre, discrètes, se contentent d’essayer de régler la circulation. Seul point de relative tension, la porte de Brandebourg, que la police protège et où elle continue d’être soumise aux quolibets des Ouest-Berlinois juchés sur le Mur.

Au Lustgarten, avec un sérieux impavide, les techniciens mettent en place les projecteurs et les moyens nécessaires à l’accueil de la foule qui va venir écouter à 18 h 30 le discours de M. Krenz et qui va ainsi conclure la réunion du plenum du Comité central.

Dans les milieux politiques et diplomatiques, on s’interroge toujours sur le rapport des forces au sein de la troïka. La « cote » de M. Schabowski, dont les prestations vis-à-vis des journalistes font une grosse impression, est en hausse. M. Modrow, qui a eu peu d’occasion de s’exprimer jusqu’à présent, reste un peu une énigme (quel gouvernement va-t-il présenter ?) et M. Krenz, dont certaines attitudes (il s’applaudit lui-même) relèvent du passé, passe pour être en perte de vitesse.
Comme je le disais dans mon tg 2981, je pense plutôt qu’il y a un partage des rôles pour essayer de faire face à une situation aussi instable et pleine de risques pour le SED [5].

Dans ce contexte, et à l’instar de Christa Wolf dans une déclaration hier, certains s’inquiètent de la désorganisation économique du pays et craignent qu’avec l’entrée dans l’hiver on affronte une situation très difficile avec des problèmes d’approvisionnement et de carence de certains services (des éléments de l’armée et même de la Stasi ont été mobilisés pour faire face aux situations les plus difficiles). On a conscience que le redressement demandera au moins deux ou trois ans.

Mais actuellement, c’est tout de même la joie qui domine chez ce peuple qui découvre de façon inattendue une liberté tant convoitée.

Télégramme de Joëlle Timsit à Roland Dumas.


Berlin, le 11 novembre 1989
La RDA et la « frontière » interallemande
Après avoir été manifestement débordées dans la nuit du 9 au 10 par l’interprétation qui était donnée par la population de leur directive sur les visites et voyages (mon tg n° 2984) les autorités est-allemandes s’efforcent de redresser la situation en réaffirmant, aux plans pratique et théorique, la notion qu’une frontière existe bien entre la RDA et la RFA et entre Berlin (Est) et Berlin (Ouest).

1) Au petit matin du 11 novembre, une unité de militaires a réoccupé le Mur. Depuis, trois rangs de soldats s’échelonnent au niveau de la porte de Brandebourg entre le sommet du Mur et la barrière qui interdit l’accès à la Pariser Platz (où se trouvait l’ambassade de France jusqu’en 1939 sur un terrain qui appartient toujours à la France).
Aujourd’hui des engins de travaux publics sont en œuvre pour restaurer le Mur, détérioré le 10 novembre par les Berlinois de l’Ouest.

2) Si la circulation entre les deux parties de Berlin reste toujours intense (des files de plusieurs milliers de voitures et piétons attendent pour franchir les points de passage), les mesures ont été prises pour qu’un contrôle administratif puisse être exercé (selon ADN, 2,7 millions [de] visas ont été délivrés depuis jeudi soir).

3) Enfin il est significatif que les journaux publient en bonne place une dépêche d’ADN, qui, sous le titre « Quelle est l’attitude de l’URSS sur le mur de Berlin ? Le commentaire de Iouri Kornilov » [6], pose le problème du statut légal de la limite intersectorale pour démontrer qu’il s’agit d’une frontière entre deux
États.
Si la destruction du Mur est une chose positive et importante, déclare dans cet article le commentateur, et si elle démontre la volonté véritablement profonde de réforme des autorités de la RDA, qui veulent établir un socialisme qui soit démocratique dans le domaine politique, M. Youri Kornilov, s’appuyant sur les textes de la CSCE [7], n’en rappelle pas moins le principe de « l’inébranlabilité » des frontières nées de la guerre : « La transformation du régime frontalier ne signifie aucunement la suppression des frontières étatiques. Berlin est aujourd’hui comme hier la capitale de la RDA et Berlin (Ouest) aujourd’hui comme hier une entité politique particulière. La libre circulation ne signifie aucunement l’abandon des principes qui sont propres à chaque frontière étatique, par exemple les lois et dispositions douanières. »
Toujours cité par ADN, M. Kornilov s’en prend à tous ceux qui, à l’Ouest, à l’instar du Guardian, sont tentés d’interpréter les événements des derniers jours avec l’idée que l’on peut modifier la carte politique de l’Europe. Egon Krenz, souligne-t-il, a bien précisé au plenum que la coexistence raisonnable des deux États allemands souverains et la fiabilité des relations entre eux représentent une condition indispensable pour la stabilité en Europe. De même, M. Momper, rappelle-t-il, a déclaré que la question allemande ne devait pas constituer une pierre d’achoppement sur la voie d’un ordre de paix européen et a mis en garde contre une déchirure de ce processus par une discussion sur la réunification, qui ne peut conduire qu’à une impasse. Le but reste, selon le maire de Berlin, toujours cité par M. Youri Kornilov, d’établir un partenariat de sécurité et un ordre de paix européen.
La dépêche se termine par ce propos de M. Kornilov : « Depuis deux jours l’Europe vit sans le mur de Berlin, c’est le résultat concret de la perestroïka qui se produit en RDA et un pas important vers une Europe du partenariat et non vers une modification des frontières en Europe même si certains à l’Ouest exercent des pressions en ce sens. »

Il est clair que la reproduction des propos du responsable soviétique montre à quel point on s’attend ici à ce que l’ancien vainqueur fasse comprendre aux Occidentaux la limite à ne pas dépasser, c’est-à-dire le respect de l’idée qu’il existe deux États allemands même si la frontière est devenue perméable. La rangée de soldats alignés aujourd’hui sur le sommet du Mur est là pour le démontrer.

Télégramme de Joëlle Timsit à Roland Dumas.

Source : Maurice Vaïsse et Christian Wenkel, La Diplomatie française face à l’unification allemande, Paris, Tallandier, 2011, p. 99-104 et 106-110.
→ https://www.cairn.info/la-diplomatie-francaise-face-a-l-unification--9782847347449.htm


[1Conférence de presse de Günter Schabowski, à l’issue d’une réunion du Comité central du SED, lors de laquelle il présente à 18 h 53 un nouveau règlement concernant les voyages privés à l’étranger des Allemands de l’Est. L’information est relayée en Allemagne de l’Est dès 19 h 17 notamment grâce aux journaux télévisés des deux grandes chaînes ouest-allemandes, dont l’influence sur le déroulement de cette nuit ne peut être sous-estimée. [Note en annexe du télégramme.]

[2ADN : Allgemeiner Deutscher Nachrichtendienst (« Service général allemand d’information »), l’agence de presse de la RDA.

[3Voyage d’Helmut Kohl du 9 au 10 novembre, puis du 11 au 14 novembre 1989, cf. Deutsche Einheit. Sonderedition aus den Akten des Bundeskanzleramts 1989/90, documents nos 76 (entretien Kohl–Wałęsa du 9 novembre), 77 (entretien Kohl–Mazowiecki du 10 novembre), 89 (entretien Kohl–Jaruzelski du 12 novembre), 91 (lettre de Jaruzelski à Kohl du 13 novembre) et 92 (entretien Kohl–Mazowiecki du 14 novembre). [Note en annexe du télégramme.]

[4Situé très près d’un quartier populaire, le poste frontière de la Bornholmer Straße eut une importance particulière dans la nuit du 9 au 10 novembre, puisqu’il attirait au fil des heures de plus en plus de personnes. Vers 21 h 20 il y avait déjà une foule d’environ mille personnes et une longue file de voitures. Pour réduire la pression sur la frontière, on autorisa le passage à partir de 21 h 26 sur présentation de la carte d’identité, mais avec l’arrière-pensée de ne pas permettre le retour. Vers 23 heures la situation empira ; on comptait alors environ 20 000 personnes au point de passage. A 23 h 30 l’officier de service décida d’ouvrir la frontière. [Note en annexe du télégramme.]

[5SED : Sozialistische Einheitspartei Deutschlands (« Parti socialiste unifié d’Allemagne »), le parti communiste est-allemand.

[6Youri Kornilov est alors commentateur à l’agence de presse soviétique TASS.

[7CSCE : Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, à Helsinki en 1973, avec principes notamment d’inviolabilité des frontières et l’intégrité territoriale des États.


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