Corrigé : un village d’Alsace

une étude critique de documents
mercredi 12 décembre 2018
par  Julien Daget
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Proposition de corrigé

Cf. le sujet de l’étude critique de documents.
Méthode : l’étude critique


Introduction
« Deux images dédiées par Hansi aux partisans d’un plébiscite » est le titre d’un article publié dans l’hebdomadaire L’Illustration, le principal magazine français de l’époque, le 3 août 1918. L’article comprend deux chromolithographies (chaque numéro de L’Illustration en avait, d’où son titre, ce qui faisait son succès) accompagnées d’un assez long texte descriptif.
Une lithographie permet l’impression en très grand nombre d’exemplaires d’un dessin, à l’origine en utilisant une pierre calcaire au grain très fin qu’on utilisait pour imprimer, puis avec une plaque de zinc gravée (impression offset). L’impression se faisait en quadrichromie (avec des encres cyan, jaune, magenta et noir).

Le dessinateur et auteur du texte est Jean-Jacques Waltz, surnommé Hansi (ce qui signifie « Jean », ou plutôt « Jeannot » en alsacien). S’il est né en Alsace, d’où son nom germanique, ses parents lui ont donné une éducation francophile, d’où son prénom. Hansi se fait connaître en caricaturant les Allemands (notamment ses professeurs...), à tel point qu’il est condamné à de la prison et qu’il se réfugie en France juste avant la déclaration de guerre de 1914. Volontaire dans l’armée française pendant le conflit, ses dessins patriotiques sont alors plusieurs fois publiés.

En ce début d’août 1918, 4e anniversaire de l’entrée en guerre, le conflit semble encore loin d’être gagné pour les Alliés. Les armées françaises et britanniques viennent d’encaisser une série de puissantes offensives allemandes de mars à juillet, qui, a plusieurs reprises, ont enfoncé le front. Mais la dernière attaque a été un échec, permettant aux alliés, désormais mieux équipés et renforcés des Américains, de reprendre l’initiative. En ce moment décisif, la motivation des troupes et des populations ne doit pas faiblir, d’où un effort de propagande.

Ces deux dessins de Hansi s’inscrivent dans ce contexte, montrant aux Français que d’une part leurs soldats se comportent bien mieux que les Allemands, d’autre part que la population alsacienne attend sa libération.


Première partie

Le premier dessin représente, selon la légende, le centre d’un village d’Alsace le 4 août 1914, soit le jour de la déclaration de guerre, avec l’indication qu’il s’agit du « 15 791e jour de l’occupation allemande », ce qui fait 43 ans et trois mois. Cette durée correspond à celle entre d’une part le traité de Francfort en mai 1871, qui termine la guerre franco-allemande de 1870 et donne l’Alsace-Moselle à l’Empire allemand, et d’autre part la guerre de 1914. Hansi, pro-français, considère qu’il s’agit d’une « occupation allemande », alors que le village est en fait sur le territoire de l’Empire allemand : le village est allemand depuis 43 ans.
Selon le texte qui accompagne les dessins, « C’est un village qui se trouve entre Thann et Wesserling », c’est-à-dire juste à côté de la frontière franco-allemande d’alors, dans une des vallées vosgiennes les plus au sud (la vallée de la Thur), mais sur le versant allemand.
En ce premier jour de conflit, des soldats sont déployés dans le village. Selon le texte, « au petit jour, un bataillon de soldats arriva de Mulhouse », la ville de garnison en temps de paix des 112e et 142e régiments d’infanterie allemands (des régiments badois), chacun composé de quatre bataillons, chargés de couvrir la mobilisation (concernant théoriquement tous les Allemands valides de 20 à 45 ans) et de défendre le Sud de l’Alsace.
Sur le dessin, portant l’uniforme feldgrau (gris) et le casque à pointe, ils sont loin d’assurer des missions de combat, mais servent plutôt d’auxiliaires de police : arrêtant les suspects de francophilie, emmenant les notables comme otages (le curé, en arrière-plan) pour les déporter au loin (« en Prusse »), aidant au déménagement (Hansi parle de pillage), lisant une proclamation et pratiquant la récupération des métaux (le coq en fonte, les cloches en bronze, les tuyaux d’orgue et les pièces de billon) etc. Selon le texte de Hansi, « ce ne furent que perquisitions et arrestations ». La gendarmerie allemande, en uniforme vert et casque à pointe, est elle aussi très présente, posant des affiches (notamment une annonçant qu’un certain Hansi est recherché), ou allant jusqu’à arrêter un enfant en bas à droite. Un des Allemands du village, dans son vieil uniforme de la Landwehr (bleu avec casque à pointe), pose pour une photo souvenir avec son épouse, en tenue d’infirmière de la Croix-Rouge, et leur fils, en tenue de Pfadfinder (des scouts, servant eux-aussi d’auxiliaires).

Le second dessin représente, toujours selon la légende, « le même village le 10 août 1914, 3e jour de l’occupation française » : là il s’agit bien d’une occupation militaire. Le 7 août, tout un corps d’armée français franchit la frontière franco-allemande entre Belfort et Altkirch, conquérant une partie de la Haute-Alsace, avec entre-autre comme mission de « favoriser le soulèvement des populations alsaciennes restées fidèles à la cause française ». Le 8, les Français font leur entrée dans Mulhouse, où est affiché la proclamation suivante :
« Enfants de l’Alsace ! Après 44 années d’une douloureuse attente, les soldats français foulent à nouveau le sol de votre noble pays. Ils sont les premiers ouvriers de la grande œuvre de la Revanche ! Pour eux quelle émotion et quelle fierté ! Pour parfaire cette œuvre, ils ont fait le sacrifice de leur vie ; la nation française unanime les pousse et, dans les plis de leurs drapeaux sont inscrits les noms magiques du Droit et de la Liberté ! Vive l’Alsace ! Vive la France ! » Mais l’arrivée des Français n’a pas déclenché l’enthousiasme des populations, soumises à la loi martiale avec prise d’otages parmi les notables (mais Hansi évoque les « bienveillants administrateurs » français).
Dès les 9 et 10 août 1914, une contre-offensive allemande repousse les Français, ne leur laissant le contrôle que de quelques bouts de vallée vosgienne, notamment ce village.
Le comportement des soldats français, en uniforme bleu et rouge, qui occupent le village (on est dans la zone des armées, d’où l’application de la loi martiale : il n’y a pas de policier) pour les quatre années qui vont suivre, tranche nettement sur celle des Allemands, selon Hansi. Pas d’arrestation (mis à part des déserteurs allemands), pas de prise d’otages, ni de pillage, la troupe sympathise avec les civils. À gauche, un jeune soldat français rend visite à sa mère, qui s’écrit « Mon Hansi ! » (en réalité, sa famille habitait Colmar). On aperçoit tout de même le garde champêtre (qui vient de récupérer opportunément un képi) pourchassant une famille allemande en fuite. Tous, du simple fantassin français jusqu’au général de division en passant pas les officiers, sont accueillis en libérateurs par la population.


Seconde partie

L’attitude des habitants du village n’est pas la même avec les soldats allemands qu’avec les Français. Selon Hansi, pendant la période allemande, « la terreur et l’angoisse régnaient partout », c’est ce qu’on peux voit sur la première image : il n’y a presque pas d’hommes civils dans la rue, on suppose que tous les jeunes viennent d’être mobilisés (comment en France), seules sortent des femmes et des enfants. L’ambiance du village est assez sinistre, les nuages couvrent le soleil, aucun habitant ne sourit, même la cigogne a l’air déprimée dans son nid.
Face à l’officier allemand lisant sa déclaration, ironiquement, il y a seulement trois petits enfants et une oie (dont l’élevage est assez emblématique de l’Alsace) pour écouter. Derrière la fontaine, deux femmes chuchotent, ce qui sous-entend qu’on ne peux pas parler librement (et surtout pas en français).
Le bâtiment bien visible marqué Mædchen-Schule (école de filles) et Knaben-Schule (école de garçons) laisse voir à travers les fenêtres l’enseignante et l’instituteur fouettant leurs élèves ; le texte de Hansi explique que « par les fenêtres ouvertes vous voyez appliquer les plus beaux principes de la pédagogie allemande », une allusion aux méthodes pédagogiques allemandes (qui n’ont évidemment rien à voir avec le fouet) qui étaient alors réputées comme des modèles (comme aujourd’hui celles finlandaises).
Plusieurs détails nous montrent que la population alsacienne est présentée par Hansi comme franchement pro-française, et qu’il n’est pas, lui, un cas isolé. Si deux civils marchent encadrés par des soldats, c’est, selon le texte, qu’il s’agit à droite d’un « ancien officier français » et à gauche un « fidèle habitué des revues du 14-Juillet à Belfort », donc deux patriotes aux yeux des Français (et deux traîtres en puissance aux yeux des Allemands). Le garçon arrêté (mais souriant, très fier de lui et bravache ; sa mère beaucoup moins) en bas à droite ? Le motif se trouve sous le bras du gendarme : un exemplaire de la bande dessinée Mon Village, ceux qui n’oublient pas, une œuvre de Hansi publiée en français en 1913.

Au contraire, l’arrivée des troupes françaises dans le second dessin permet, selon Hansi, aux habitants de laisser s’exprimer leur francophilie. Chaque maison, ou presque (sauf celle à droite avec les volets fermées, sûrement la maison d’une famille allemande qui s’est enfuie), est pavoisée aux couleurs françaises ; un total onze drapeaux sont visibles, dont trois sur l’école et deux en haut du clocher de l’église (les querelles autour de la laïcité semblent oubliées). On peux se poser la question d’où sort cette collection d’étendards : sûrement pas cachés par les habitants pendant 44 ans, probablement apportés par les conquérants et distribués. Le bottier repeint son enseigne au style à la mode, tandis que la maison d’en face a rajouté un drapeau alsacien (blanc et rouge), ainsi que des lampions tricolores pour faire bonne mesure.
Dans l’école, on aperçoit par les fenêtres que l’ambiance a, là aussi, changé : désormais les enfants n’ont plus à se protéger des coups, ils chantent la Marseillaise (« Allons enfants de la patrie », qui est un chant de guerre), dirigés par un militaire en uniforme bleu (un instituteur mobilisé ?).
Dans les rues, les civils sont beaucoup plus nombreux que du temps des Allemands Selon Hansi, « tout le monde y est content, même la cigogne sur la maison d’école a l’air toute joyeuse. » Au premier plan, deux enfants, clairement admiratifs (l’un porte un képi, l’autre un bonnet de police) vis-à-vis d’un jeune soldat français, l’aide à transporter des gourdes et des bouteillons, sûrement pour aller les remplir (pourquoi ne le font-ils pas à la fontaine ? Est-ce une corvée de lait ou de soupe ?). Derrière eux, un autre enfant annonce au tambour-major (qui est reconnaissable à sa canne) « Che voudrais m’engager », avec son accent alsacien. Sur la place, un groupe de jeunes enfants encadré par une religieuse assiste avec le conseil municipal à l’accueil du général français par une petite fille en tenue folklorique, avec bouquet et discours. Deux familles offrent un verre de vin blanc (d’Alsace) à des officiers français, mais en oubliant de trinquer avec les simples soldats (pas assez de vin ?).


Conclusion
Il s’agit évidemment là d’une œuvre de propagande. Pendant la Première Guerre mondiale, ce ne sont pas seulement les hommes et l’économie qui sont mobilisés, les idées sont elles-aussi mises à contribution ; il s’agit d’un aspect important de la « guerre totale ».
Les deux dessins veulent montrer, tel un jeu des sept différences, que d’une part, si les soldats allemands sont durs avec les civils, les soldats français sont, eux, franchement sympathiques (ce qui leur donne une supériorité morale). D’autre part, que la population alsacienne est très largement pro-française et attend d’être libérée.
Cette mise en scène est évidemment loin d’être neutre, l’auteur n’hésitant pas à déformer la réalité, la lutte contre les « boches » (le terme est plusieurs fois utilisé dans le texte) justifiant tout. Cette diabolisation de l’adversaire concerne aussi les enfants et les femmes allemandes.
Hansi sous-entend au passage que se sont les Allemands qui sont responsables du déclenchement du conflit (un débat qui s’est éternisé sur des décennies : la Kriegsschuldfrage), car selon lui le pillage est en fait « le grand but de la guerre ».

Le titre, « Deux images dédiées par Hansi aux partisans d’un plébiscite », ainsi que la phrase « ces quelques notations humoristiques valent tous les longs discours que l’on pourrait tenir aux diplomates qui, méconnaissant l’âme alsacienne et ignorant ses sentiments profonds, ont songé parfois à faire à cette population si légendairement fidèle à ses souvenirs l’injure de soumettre à un plébiscite trompeur une question qui ne se pose pas à son loyalisme » font référence à la possibilité d’un futur plébiscite auprès de la population alsacienne (au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes), une fois la guerre gagnée, pour savoir si les Alsaciens souhaitent devenir Français. Ce vote ne sera jamais organisé, l’annexion de l’Alsace-Moselle à la République française étant validée par le traité de paix de Versailles en juin 1919, sans demander leur avis aux Alsaciens.


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