Cours : l’historien et les mémoires de la guerre d’Algérie

dimanche 5 mars 2017
par  Sarah Akacha
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Le premier thème d’histoire en classe terminale doit être étudié à travers une étude, au choix : soit « l’historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France », soit « l’historien et les mémoires de la guerre d’Algérie ». Dans les deux cas, il s’agit de sujets douloureux.

Comment le contexte a-t-il influé sur la construction des mémoires de la guerre d’Algérie ?
Comment l’historien écrit-il une histoire du conflit dans un contexte de mémoires concurrentes ?

Inspection générale de l’Éducation nationale, « Thème 1 introductif – Le rapport des sociétés à leur passé », Ressources pour la classe terminale de la série S (rentrée scolaire 2014-2015), mars 2014. http://cache.media.eduscol.education.fr/file/lycee/12/3/01_RESS_LYC_HIST_TermS_th1_309123.pdf


50 ans après la fin du conflit, la guerre d’Algérie reste une page sensible dans l’histoire de la France et de l’Algérie comme en témoigne les polémiques et crispations régulières. La guerre d’Algérie est en effet devenue un enjeu politique important à travers lequel s’affrontent des mémoires contradictoires voire conflictuelles (mémoire des rapatriés, des harkis, des anciens combattants, des Algériens, des immigrés algériens). Elle illustre aussi à quel point mémoire et histoire tendent à se confondre, à se brouiller dans le discours public. Or histoire et mémoire sont par nature différentes.

I- Historiographie

1- Les historiens et la guerre d’Algérie
L’écriture de cette histoire a commencé dès les évènements. Des intellectuels, des journalistes s’élevèrent contre les mensonges d’État et les violences illégales perpétrées en désaccord avec les valeurs de la France (notamment la torture). L’ouvrage le plus marquant est sans doute celui du jeune historien, Pierre Vidal-Naquet consacré à L’affaire Audin (1958).
Dès les années 1970, les travaux universitaires sur la guerre d’Algérie se multiplient en raison d’une proximité chronologique mais aussi économique et sociale (présence des rapatriés mais aussi des immigrés algériens) et politique (les partisans de l’Algérie française ont encore un poids politique comme l’atteste la candidature de J-L Tixier-Vignancourt en 1965). Les premières thèses montrent l’émergence d’un objet Algérie avec notamment des travaux sur le nationalisme algérien.
Dans les années 1980, les travaux privilégient l’étude de la France et des Français dans la guerre bornée par les dates officielles (1954-1962). Plusieurs groupes sociaux sont objet d’étude : chrétiens, intellectuels, soldats, socialistes… Le point d’orgue est le colloque organisé en 1988 par l’institut du temps présent (CNRS) sur « Les Français et la guerre d’Algérie ». La guerre d’Algérie s’inscrit nettement dans le paysage historique français entre la Seconde Guerre mondiale et mai 68.

En 1992, l’ouverture des archives publiques sur la guerre d’Algérie et notamment des archives militaires de Vincennes provoqua un saut quantitatif et qualitatif de la recherche historique ; La guerre est mieux connue ; c’est une guerre protéiforme.
La dimension militaire de la guerre a pu être explorée : la répression y compris dans ses aspects les plus illégaux et les plus brutaux ; exploration des domaines régis par l’armée en Algérie : enseignement, assistance médicale, promotion des femmes algériennes, répression militaire par la justice militaire. Cf. les travaux de Sylvie Thénault.
La question de la mémoire de la guerre autour de Benjamin Stora (La Gangrène et l’oubli) ou de Raphaëlle Branche qui dans son dernier ouvrage l’embuscade de Palestro évoque les représentations de la guerre par les différents acteurs. Dans le cinéma il y a un phénomène intéressant à observer, c’est le nombre de films tournés autour de la question de l’Algérie, de la guerre d’Algérie, qui font événement, qui font problème et sont porteurs de mémoire.
Approches monographiques, études locales : la guerre n’a pas commencé ou cessé partout au même moment. C’est une reconsidération du découpage séquentiel (1954-1962). Les historiens ont interrogé l’artificialité du cadre prédéfini imposé par les contraintes des thèses.
Travail sur la société coloniale : l’histoire coloniale réfléchit aux liens entre Algériens et Français. Il s’agit de partir de l’histoire coloniale, de ce moment où on ne distinguait pas encore « Algériens » et « Français » pour éclairer le processus de séparation, de rupture.
Étude de l’immigration algérienne en France pendant la Guerre d’Algérie.

2- Les historiens et la mémoire
Définition de la mémoire
La mémoire est la capacité à se souvenir des choses passées ; Des sociologues comme Maurice Halbwachs ou des historiens comme Pierre Nora ont montré que la mémoire est d’abord sociale, collective car elle se transmet au sein d’un groupe. Cette mémoire présente également un certain nombre de caractéristiques qui l’opposent à l’histoire : • un rapport direct et affectif au passé • une tentation pour l’anachronisme car écart temporel aboli • une sélectivité car elle n’est pas le souvenir de tout le passé. Elle se caractérise par l’oubli volontaire.

La mémoire : objet d’histoire
C’est dans les années 1970 qu’on observe l’émergence de la mémoire comme nouvel objet d’histoire pour l’historien. Au départ, les Annales ne s’intéressent pas à la mémoire ; Lucien Febvre n’en parle pas et celle-ci ne figure pas parmi les nouveaux objets de Faire de l’histoire publié en 1974 sous la direction de Le Goff et Nora. En 1978, pourtant on assiste à un tournant avec un article publié par Pierre Nora et devenu célèbre, « Mémoire collective » dans La Nouvelle Histoire dirigée par Le Goff, Chartier et Revel. La notion devient alors objet d’histoire et nouveau champ de recherches. L’histoire s’empare alors de ce nouvel objet et plusieurs types de mémoires collectives sont étudiées et distinguées : - Mémoire de certains groupes qui se réfèrent à des évènements fondateurs de leur identité : la Vendée de la mémoire (1800-1980), J-C Martin, 1989, les cévenols. - Mémoire nationale : à l’époque contemporaine apparition du roman national (Fr, E-U) que P. Nora a analysé à travers la notion de « Lieux de mémoire » (lieux matériels ou immatériels où « la mémoire travaille »). Grâce à ce travail, l’analyse de la mémoire nationale est devenue prédominante dans le champ des études historiques. - Mémoire des traumatismes et violences du XXe siècle (génocide des juifs, goulag, dictatures en Amérique latine, apartheid, mémoire colonisation ou esclavage). La guerre d’Algérie relève de ces mémoires traumatiques.

Les historiens et le devoir de mémoire
De la même façon, on peut noter la confusion croissante entre l’exigence de connaissance du passé et l’acte de reconnaissance. L’État s’empare ainsi de la mémoire au nom du « devoir de mémoire » avec une multiplication des lois mémorielles qui concernent principalement les génocides, l’esclavage et la colonisation. La mémoire remplace alors l’histoire dans le débat public. Plusieurs historiens sont aussi amenés à témoigner lors des grands procès (Klaus Barbie en 1987, Papon en 1998) tandis que des lois sanctionnent le négationnisme (loi Gayssot, 1990).

II- Le point sur « histoire et mémoire de la guerre d’Algérie »

1- L’amnésie française face à l’hypercommémoration algérienne
Travail pionnier de Benjamin Stora qui interroge la place de la guerre d’Algérie dans la mémoire collective. Dans La Gangrène et l’oubli, publié en 1991 et réédité en 2005, Benjamin Stora montre comment l’oubli qui entoure la guerre d’Algérie a été « fabriqué » de part et d’autre de la Méditerranée. Amnésie du côté français ; commémoration officielle mise au service du pouvoir en Algérie : la double facette d’un même refoulement.

2- Des mémoires en crise dans les années 1990 et 2000
Plusieurs groupes peuvent être distingués : rapatriés, harkis, anciens combattants, immigrés algériens.

Dans les années 1990
• Multiplications d’initiatives d’associations qui réactivent des mémoires conflictuelles : « Au nom de la mémoire » souhaite attirer l’attention sur la répression du 8 mai 1945. Les procès Papon en 1996 entraîna la création d’une association de militants et d’intellectuels nommée « 17 octobre 1961 contre l’oubli » pour obtenir des autorités politiques la reconnaissance de ce crime d’État et créer un lieu du souvenir et le libre accès aux archives.
• La guerre civile en Algérie (jusqu’en 1997) et les attentats du GIA (1995-1996) réactivent dans l’opinion publique les mauvais souvenirs de la guerre d’Algérie et notamment de sa violence avec un lien entre les deux.

Dans les années 2000 : apparition de mémoires chaudes et revendicatives.
Le Monde relance a le débat sur la torture en publiant à la une le 20 juin 2000, l’histoire de Louisette Ighilariz torturée et violée par l’armée française à Alger en septembre 1957. Vive réaction des associations d’anciens combattants et débats tendus avec Raphaëlle Branche.
• Multiplication d’initiatives de groupes spécifiques qui souhaitent obtenir la reconnaissance publique de ce qui a été oublié ou semblent l’être et des usages publics de l’histoire (c’est-à-dire les usages sociaux non savants de l’histoire avec l’illusion que le passé serait réparable) ; la nouveauté de cette crise des mémoires est l’extension des populations concernées ainsi que sa traduction législative du travail entrepris qui interroge l’historien : exemple avec la loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des rapatriés » dont l’article 4, supprimé en 2006, suggérait que les programmes scolaires devaient reconnaître « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ».
Les historiens se mobilisent à travers la création de deux associations : « Le comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire » (CVUH) et « Liberté pour l’histoire » (LPH) qui demandent l’abrogation des lois mémorielles. L’existence d’un espace scientifique autonome se trouve de nouveau posée.

III- Place dans les programmes de la guerre d’Algérie

En préambule : Contrairement à une idée répandue dans le grand public, la place de la guerre d’Algérie dans les programmes scolaires n’est pas nouvelle. Elle est inscrite en troisième depuis presque 40 ans et en terminale depuis environ 30 ans. Ce n’est pas le cas de l’étude de l’histoire de l’immigration qui est apparue pour la première fois à l’école primaire en 2002, dans le secondaire dans les programmes de première STG en 2007, puis plus largement à la rentrée 2011.

Classe de troisième (nouveau programme rentrée 2012) :
Dans la première partie du programme « un siècle de transformations scientifiques, technologiques, économiques et sociales » ; l’étude s’appuie sur l’histoire d’un siècle d’immigration en France. Dans la troisième partie du programme « Une géopolitique mondiale depuis 1945 », le thème 2 s’intitule « Des colonies aux États nouvellement indépendants » et doit être conduit à partir d’un exemple au choix dont celui de l’Algérie. Dans la quatrième partie consacrée à « la vie politique en France », la crise du 13 mai 1958 « est étudiée pour montrer les impasses de la Quatrième République ».

Première séries générales (nouveau programme rentrée 2011) :
Thème 1 (qui ouvre obligatoirement le programme) : croissance économique, mondialisation et mutations des sociétés depuis le milieu du XIXe siècle. Question « Mutations des sociétés », mise en œuvre par l’étude l’immigration et la société française au XXe siècle. Si l’immigration algérienne n’est pas spécifiquement mentionnée la fiche ressources d’accompagnement des programmes de première indique : « la part croissante des populations maghrébines et africaines » pendant les trente glorieuses puis plus loin « l’arrivée massive des Maghrébins (près de 39 % des migrants en 1975) dans le contexte des séquelles des guerres de décolonisation ».
Thème 4 : Colonisation et décolonisation, question « décolonisation », une étude consacrée à la guerre d’Algérie. « La guerre d’Algérie a été depuis cinquante ans un enjeu de mémoire en France comme en Algérie. Pour traiter cette question, il apparaît donc fondamental de faire prévaloir la démarche historique critique et rigoureuse, dans la mesure où il s’agit d’un sujet sur lequel les passions s’exercent encore » (fiche ressources, juin 2011).

Classe de terminale séries L et ES (nouveau programme rentrée 2012) : dans le premier thème « le rapport des sociétés à leur passé », la question « Histoire et mémoire » fait apparaître comme sujet d’étude l’historien et les mémoires de la guerre d’Algérie.

Classe de terminale STG : Histoire, sujet d’étude sur l’Algérie à partir de 1954
dans le thème obligatoire sur « décolonisation et construction de nouveaux États ».


IV- Bibliographie

Outils
• Raphaëlle Branche, « Guerre d’Algérie », Joutard Philippe, « Mémoire collective » et Garcia Patrick, « Usages publics de l’histoire », dans Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia, et al., Historiographies : concepts et débats, tome II, Paris, Gallimard, collection « Folio histoire », 2010.

Ouvrages spécialisés

La guerre d’indépendance
• Frédéric Abécassis et Gilbert Meynier (dir), Pour une histoire franco-algérienne : en finir avec les pressions officielles et les lobbies de mémoire, Paris, La Découverte, 2008.
• Branche Raphaëlle, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie : 1954-1962, Paris, Gallimard, 2001.
• Benjamin Stora, La Guerre d’Algérie, 1954-2004 : la fin de l’amnésie, Robert Laffont, 2004, avec M. Harbi (dir.).
• Benjamin Stora, Les Guerres sans fin : un historien, la France et l’Algérie, Paris, Pluriel, 2013.
• Sylvie Thénault, Une drôle de justice : les magistrats dans la guerre d’Algérie, La Découverte, 2001.
• Sylvie Thénault, Histoire de la guerre d’indépendance algérienne, Paris, Flammarion, 2005.

La question de la mémoire
• Stora Benjamin, La Gangrène et l’oubli : la mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, la Découverte, 1991.
• Pervillé Guy, La guerre d’Algérie-Histoire et mémoires, SCÉREN/CRDP d’Aquitaine, 2008.
La guerre d’Algérie, Textes et Documents pour la Classe, éditions SCÉREN/CNDP, n° 994, 15 avril 2010.
• Branche Raphaëlle, L’Embuscade de Palestro, Armand Colin, 2010.

Revues/articles
• « Guerre d’Algérie, mémoires parallèles », Le Monde hors-série, février-mars 2012.
• Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault, « La guerre d’Algérie », collection La Documentation photographique, La Documentation française, n° 8022, août 2001.
• « La guerre d’Algérie 1954-1962 », Historiens et Géographes, n° 388, octobre 2004.
• « La Guerre d’Algérie », Les collections de l’Histoire, n° 15, mars 2002.
• « L’Algérie et les Algériens », Les collections de l’Histoire, n° 55, mai 2012.